Des Histoires au coin du feu


C’était en 1870, quelques jours après la bataille de Sedan.
Par toutes les routes de la Champagne, les Allemands marchaient sur Paris.
L’angoisse était profonde parmi les populations de la vallée du Petit-Morin ; elles s’attendaient d’heure en heure à voir l’ennemi apparaître sur le plateau de la Grande-Forêt.
Un matin, deux habitants d’Orly, qui venaient de Buissières, d’autres qui arrivaient de la Belle-Idée, déclarèrent avoir vu sur la grande route de Montmirail à La Ferté-sous-Jouarre, des régiments prussiens appartenant à toutes les armes, qui s’avançaient par rangs serrés.
Le boucher de Hondevilliers, qui s’était allé chercher du bétail à la ferme de Salnove, au-dessus de Bassevelle, avait été contraint de s’arrêter près le bois du Tartre, puis de couper à travers champs, pour rentrer chez lui, le chemin qui descend vers la vallée étant encombré par des escadrons de cavalerie et des batteries d’’artillerie qui marchaient en direction de Sablonnières.
Enfin des gens dignes de foi affirmaient que les troupes allemandes, montant sur le plateau de Rebais, avaient traversé, dès la veille, Verdelot, Villeneuve et Bellot .

En effet, bientôt on reconnaissait dans toutes les directions, des pas lourds des soldats foulant le sol, et un flot humain, formidable, se répandait dans les campagnes, terrorisant les habitant qui, fidèles au foyer, n’avaient pas voulu fuir devant l’envahisseur.
Les jours se suivirent et les régiments succédèrent aux régiments, sans nombre et sans fin.
Pendant ce temps à Chamlion, au Gravier, à Bècherelle et dans le fond de la vallée, depuis le moulin de la Forge jusqu’à celui des Bruts, tout était calme : pas un seul ennemi n’avait été aperçu dans la région, et c’est à peine si on entendait au loin des rumeurs inquiétantes.
Un garde-moulin demeurant à Bècherelle, Leduc, dit Quatre-Pattes, ancien tambour aux bataillons d’Afrique, qui passait pour n’avoir peur de rien, s’efforçait de rassurer ses compatriotes.
- Les Prussiens n’oseront jamais venir dans notre petit coin, disait-il. Le pays est très accidenté et les chemins sont détestables... Malheur à ceux qui s’aventureront par ici !

Cependant, une nuit, vers la mi-septembre, les cultivateurs de Bècherelle furent réveillés brusquement par une clameur étrange.
Une partie de pillards allemands venait de faire irruption dans le hameau, et pénétrant dans les étables, s’était emparé du bétail.
Tous les habitants, en un instant, furent debout et se trouvèrent réunis dans la rue, mais déjà les Allemands et leur butin avaient disparu vers les bois de la Fonderie.
Leduc, comme si une idée soudaine venait de traverser son esprit, rentra chez lui, prit son tambour, rassembla les hommes valides et les harangua :
- L’ennemi ne peut aller ni vite ni loin, dit-il gravement. Nous allons nous mettre à sa poursuite. Promettez-moi d’obéir, et je me charge de lui faire abandonner son butin. J’ai mon idée.
Armez-vous d’un fusil ou d’une fourche, car on doit toujours prévoir de mauvaises rencontres, et marchez derrière moi en ayant confiance !

La petite troupe avec le vieux soldat à sa tête, descendit vers le moulin du Pont ; puis, tournant brusquement à droite, elle remonta le ru du Bois en de glissant sous les futaies.
Subitement, Leduc s’arrêta.
- Les pillards sont là, dans le bois de la Fonderie. Ce que je prévoyais vient d’arriver : pour éviter Orly, ils ont pris vers le nord un chemin sans issue et les voilà bloqués dans le fond du ravin. Hardi, vous autres, suivez le tambour, mais silence dans les rangs !
Leduc monta sur le plateau jusqu’à la ferme du Petit-Villiers, escorté de ses compagnons, puis, lorsqu’il se fut bien assuré de la position occupée par les pillards, s’enfonçant sous bois, tout seul, il descendit crânement à leur rencontre en battant du tambour.
D’abord, les roulements furent sourds, lointains, comme perdus dans la campagne. En tapin qui connaît sa caisse, l’ancien soldat d’Afrique graduait ses effets, augmentait peu à peu la sonorité de ses batteries.
Tout à coup, pris d’une rage folle, il se mit à frapper avec fureur, précipitant le heurt de ses baguettes sur la peau d’âne qui résonnait lourdement. Le bruit montait dans les airs, puis courait dans le ciel, tel un roulement de tonnerre.

Bientôt d’autres tambours éclatèrent, furieux, au fond du ravin, et ce fut alors dans la nuit noire un vacarme fantastique. On aurait cru que la terre tremblait.
Brusquement, Leduc interrompit ses batteries.
Se redressant de toute sa haute taille, il se mit à crier d’une voix vibrante : Bataillon ! En avant ! A la baïonnette !
D’autres voix, sonores, répétèrent à l’infini des commandements, et Leduc, recommençant la danse vertigineuse des baguettes sur son tambour, battit, battit éperdument la charge.
Lorsque tout se tumulte eut cessé, le vieux soldat se pencha vers le sol et écouta longuement.
Puis, en toute hâte, il gagna le plateau du Petit-Villiers, où les bonnes gens de Bècherelle l’attendaient.
- Par ici les courageux, venez chercher vos bêtes. Elles sont dans le bois, là-bas, qui vous attendent. Quant aux pillards, ils ont pris la fuite, et pour cause !
La petite troupe suivit Leduc et tomba au milieu du troupeau abandonné, dans le ravin, où chacun put reprendre son bien.

Et maintenant, en route pour Bècherelle, reprit le tapin. Tout en marchant, je vais vous raconter ce combat extraordinaire, à seule fin que vous puissiez un jour le décrire aux descendants de vos descendants. Pour lors, quand j’ai su que les pillards étaient égarés dans la Fonderie, je me suis dit à part moi : c’est bon, je les tiens. Leduc, mon garçon, bride les cordes de ta caisse, crache dans tes mains, roule tes baguettes et va bon train !... Il y a dans le ravin de la Fonderie un écho qui vaut dix régiments : tu vas aller le réveiller, il t’aidera à remporter la victoire. Donc je suis descendu dans le ru, avec ma caisse et mes baguettes pour tout armement ; j’eus vite faite de reconnaître le terrain, et sans plus attendre je me suis mis à cogner comme un sourd sur mon instrument... Dix, vingt, cent tambours me répondirent. C’était l’écho qui m’envoyait du renfort. Il n’en fallut pas davantage pour mettre l’ennemi en déroute. Les pillards, croyant se trouver en présence d’une véritable armée, abandonnèrent les bestiaux et disparurent sans demander leur reste. Et ce fut en pure perte que je m’égosillais à crier : En avant ! L’écho répéta mon commandement, mais il n’y avait plus un seul Allemand dans le bois pour l’entendre... Et voilà ce fameux combat que moi, Leduc, dit Quatre-Pattes, ancien tambour aux bataillons d’Afrique, je viens de livrer, sans coup férir ! Il en vaut bien un autre, vu qu’il n’a tué ni blessé personne... Sur ce, nous voici à Bécherelle... Rompez les rangs... C’est bon, c’est bon, pas de remerciements ! On a fait son devoir, et voilà tout... Rentrez les bêtes dans les étables... fermez bien vos portes... et à chacun bonsoir !